samedi 6 janvier 2024

Denali , la tragédie

                                                        denali théâtre chronique Théâtrogène Adeline Avril


L'histoire : à Anchorage, de jeunes américains ont assassiné une des leurs pour de l'argent. Le fait est réel, il est encore en cours d'instruction. Qui est coupable, comment cela s'est-il passé, comment, pourquoi ?

Lorsque j'ai vu Denali l'hiver dernier en sortie de résidence à la Factory-théatre de l'Oulle, il m'est apparu évident que je venais de voir quelque chose qui comptait. Quelque chose, oui, je ne peux simplement dire "un spectacle", de cette pièce parce que parfois, l'art vous permet d'expérimenter une distorsion qui dissout les frontières entre les catégories, vous mettez un certain temps à oser catégoriser l'oeuvre. C'est le cas pour Dénali, qui n'est pas une simple "série Netflix" jouée sur scène.

Je ne savais pas alors que je ne serais pas la seule, loin de là, à mettre Denali-la pièce de théâtre, très haut dans mes émotions théâtrales de la saison. J'ai vu beaucoup de pièces - et des très bonnes - et pourtant à ce jour, si l'on me questionne sur celle qui m'a le plus marquée, je réponds sans hésiter "Denali".

Cette réponse n'est pas intellectuelle, et pourtant cette oeuvre originale résiste très bien à l'explication intellectuelle. Le dispositif scénique est non seulement original, nouveau, réfléchi et extrêmement bien pensé et exécuté, mais en plus il amène une contrainte technique supérieure qui a pesé sur les comédiens, la mise en scène, et  contribue à libérer le spectateur de tout effort quant à la suspension de crédibilité, ce fameux pacte qui lie les artistes aux spectateurs. Nous sommes peut-être hypnotisés comme si nous étions en train de binger les épisodes d'un très bon thriller sur un écran et pourtant, c'est en mentaliste des arts vivants que le metteur en scène nous maintient au théâtre, attirant notre attention tantôt côté cour, tantôt côté jardin, selon que les décors changent, les situations aussi. La virtuosité réside en partie dans la discrétion du dispositif.

L'on a beaucoup parlé d'une pièce qui théâtralise les codes du thriller à l'américaine et particulièrement des séries telles que Fargo, qu'affectionne Nicolas Le Bricquir. C'est vrai, mais on l'a tellement dit que je vais me concentrer sur autre chose. En venant voir cette pièce, vous vivez certes une expérience de narration addictive comme un très bon thriller mis en épisodes, mais ne vous y trompez pas, c'est bien de théâtre contemporain qu'il s'agit. Un théâtre qui amène la tragédie contemporaine à un niveau qui nous est de nouveau accessible, sans le truchement de vers shakespeariens. Car Nicolas Le Bricquir aime certes Fargo ou True Story, mais il ne dédaigne par pour autant jouer ou monter Electre, Antigone, ou du Shakespeare. Et cela se voit et se sent quand on prête bien attention aux enjeux qui se révèlent, aux dilemmes et aux alliances qui se nouent au fil de la progression narrative.

En effet, la pièce écrite par Nicolas le Bricquir est inspiré d'un fait divers réel dont le procès est encore en cours, pour autant, ce n'est pas du Ken Loach sur les planches ou du théâtre documentaire. L'idée du tragique, de la survenue du tragique ne s'embarrasse pas de métaphores. On est ici et maintenant, Denali a tué, dans un petit bled d'Alaska où elle s'ennuyait à mourir. Denali rêvait, pas seulement d'une vie meilleure, non, elle rêvait d'une vie waouh !, comme celle des héros de télé-réalité, celle qu'elle croit voir sur certains réseaux sociaux, comme celle que vivent les stars ! Elle s'auto-hypnotise avec des chansons qui prônent la force, la cruauté, le crime, la vie facile, l'argent pour tout horizon. Une forme de no future hyper libéral dans un contexte esthétique hyperpop propre à la génération née dans l'enfer digital des injonction marchandes , "l'hubris pour tous" des stars d'un quart d'heure. Be rich and famous or die ! No matter how ! By all means ! Hustle ! 

Denali n'est pas le mal mais il semble que sous l'influence d'une égrégore médiatique elle va devoir l'incarner dans la pièce.

Vous pouvez vous renseigner sur ce fait divers, cette tragédie de notre époque, mais je ne vous le conseille pas, et quant à moi je ne veux pas déflorer l'intrigue. No spoiler alert here ! Faites le ensuite !

Le plus fou reste que celle qui se cache derrière cette héroïne fatale a réussi son coup : à l'autre bout du monde, elle est devenue l'héroïne d'une pièce de théâtre. Il semble que le fatum, axe de toutes les tragédies soit encore à l'oeuvre dans cette pièce. Quid du libre arbitre ? Qui manipule, qui est manipulé ?

Reste que dans cette tragédie ce n'est pas celle d'une reine ou un roi qui a des dilemmes, ce n'est pas une tête couronnée qui va ourdir un complot pour atteindre ses objectifs, mais des jeunes gens, quasi des enfants, des enfants comme les vôtres, écoutant la même musique, regardant peut-être les mêmes émissions, suivant les mêmes comptes de stars sur les réseaux sociaux.

Denali est admirable et perturbant. La pièce ne dénonce pas, elle questionne et c'est là qu'elle devient redoutable. Construite à la fois comme une enquête et comme une recherche de la vérité, autant que comme une quête de sens : comment "la chose" a-t-elle pu arriver?" , la forme du thriller théâtral nourrit la réflexion autant que l'histoire, et la quête nourrit notre fascination, la même faim de comprendre que nous partageons avec les enquêteurs.

Le dispositif scénique est judicieux. La scène est séparée en deux. L'espace des fragments du réel, de ses traces, à travers des scènes rejouées, les événements tels qu'ils sont racontés, assumés ou non, mais aussi des extraits de conversations par texto, des bribes de films vidéos, des morceaux aussi de l'environnement culturel (pop) des protagonistes...L'espace de l'enquête, des interrogatoires, avec des comédiens qui parviennent à exprimer une réalité de façon très vraie, loin des standards du théâtre (parler fort…) et pourtant clinique comme un huis clos étouffant. On y suit aussi les moment où les "coupables" se rassemblent dans l'appartement d'un personnage, vivant une vie dans laquelle on les voit davantage concernés par les moyens de s'en sortir et de ne pas aller en prison que par la cruauté de leur plan.



Est-ce le procès d'une époque faite d'infobésité, de surmédiatisation, du culte de l'argent porté à son paroxysme ? De l'ennui ressenti par des populations rurales reléguées, peu éduquées, qui ne se nourrissent plus que de fiction et ont perdu le sens de l'empathie ?

C'est une tragédie comme Antigone, Electre, Hamlet, ou le Cid même si l'héroïne de la pièce éponyme n'est peut-être pas aussi sympathique que certains personnages des tragédies connues. Elle n'a pas non plus la vie de ses prédécesseurs ni le luxe de la révolte et c'est aussi cet aspect là de l'histoire qui en fait la richesse. Coupable de crime oui, mais à qui profite le crime? Quelle est la voix sordide qui l'a amenée là ? Quel pacte faustien s'est noué sans qu'elle s'en aperçoive ?

Les voix et textes de stars internationales jouent ici le rôle de sorcières, de démons, inversant le principe de la symbolisation qu'on aime d'habitude à éplucher, étudier, élucider. 

Ainsi le thriller populaire se voit revigoré, de même que la tragédie classique. Les choses sont dites comme elles sont, les faits sont nus comme leurs personnages, on va à l'os et l'on se sent tous concernés. Le fait social n'est pas romantisé ou utilisé pour un combat. 

Je pourrais en parler davantage tant j'ai aimé ce spectacle, mais ce serait contre-productif car mon conseil tient en trois mots : allez voir Denali ! Et suivez de près Nicolas le Bricquir et son équipe, les acteurs, les compositeurs, les techniciens. Je pense que nous ne sommes pas au bout de nos surprises avec ce jeune dramaturge, comédien et metteur en scène qui est, sachez le, un  travailleur acharné ! 


Vous pouvez aussi retrouver, sur Raje, en podcast, les deux interviews qu'il nous a données. La première, notamment, au sortir de sa résidence, au micro de Pierre Avril.

Quant à moi, j'ai eu le bonheur de l'interroger récemment sur la place de la musique dans ses créations et aussi (suspens...) sur ses projets à venir.

Remerciements à Nicolas Le Bricquir et à Lynda Mihoub, attachée de presse et agent artistique, ainsi qu'à Laurent Rochut, de la factory théâtre de l'Oulle, dénicheur de pépites grâce à qui nous avons découvert Denali.

Teaser de Dénali

Emission Le Son Des Planches avec Nicolas Le Bricquir (disponible dès le second jeudi de janvier )

Crédit photo : la factory, studio théâtre Marigny, Agence LM

Pour bien finir l'année (ou presque)

 





Je ne suis pas une personne d'habitude, mais j'ai le goût du bonheur et j'avais envie de garder un dernier bon souvenir de 2023, de finir en somme sur une note chaleureuse, en allant voir une pièce de théâtre qui commence par une scène où un type annonce à une femme, par téléphone, qu'il va se suicider .....

Oui, le goût du bonheur passe par des chemins sinueux, surtout en période de "fêtes".

Donc, je suis allée voir "Meilleurs vœux (ou presque)" au théâtre de l'adresse. C'est un peu comme une soirée en famille sauf qu'au lieu des neveux déguisés, il y a une vraie scène et des vrais comédiens. Ces comédiens, cette compagnie "bien d'ici" ne joue pas la messe de minuit ni la pastorale. Il s'agit de Nathalie Comtat, et d'Olivier Douau, de la compagnie du nouveau monde.

C'est la seconde fois que je bouge mes vieux os un soir de réveillon ou presque, pour aller les réchauffer à leur feu sacré. C'est assez rare pour le signaler. La deuxième fois, donc, que je vais voir leur délirante version de la pièce "Meilleurs vœux" de l'autrice à succès Carole Greep.

L'histoire commence mal pour Antoine. Lassé d'une vie qu'il juge sans intérêt, se considérant lui même comme un homme inintéressant, il a décidé de "sauter le pas" et de mettre comme on dit élégamment "fin à ses jours". 

Antoine, joué par Olivier Douau, est du genre qui rate sa vie à force de la vivre par procuration, de loin, sans s'engager véritablement dans rien. Le voilà donc à un "certain âge", seul et engoncé dans ses habitudes étranges que l'on découvre au fil de l'intrigue extrêmement bien nouée. Ce clown triste, qui semble assez passif, ne se donnera pas la mort avant d'avoir bouleversé le réveillon d'une certaine Sansan, dont nous ne savons rien.

Il laisse donc un message macabre sur son répondeur téléphonique, lui demandant de passer le voir avant qu'il ne se suicide enfin.

Et Sansan, déboule dans sa vie ! Une tornade d'émotions déguisée en poulpe disco. Nathalie Comtat, incarne cette fêtarde invétérée qui a "hésité", quand même, avant de venir puis, "dans le doute", et surtout poussée par ses copains de fiesta, la voilà... Elle est aussi éruptive et chaotique que l'employé falot et déprimé est en sous-régime, résigné. 

Si on a très rapidement l'intuition que ce concentré vital est à lui seul une raison pour rendre à Antoine son goût de vivre, reste en revanche une sorte d'intrigue à dénouer lentement, au fil de la soirée, au rythme des confessions du clown blanc qui mène le bal et des fulgurances, rares de Sansan, dont l'esprit est de plus en plus embrumé par le champagne. 

Sansan est-elle l'objet d'une plaisanterie ? Cet appel au secours est-il un piège ? Qui est exactement Sansan ? Sa vie est-elle aussi fabuleuse qu'elle en a l'air ? Et cet Antoine, d'où tient-il toutes ces informations sur elle ?

Pas de spoiler ici. Avec un peu de chance, vous pourrez voir "meilleurs vœux (ou presque)" l'année prochaine. Je vous le souhaite!



Ce qui séduit dans le spectacle, ce n'est pas seulement la pièce, qui nous permet de rire de sujets sensibles comme le suicide, la solitude. C'est la synergie toujours renouvelée du duo Comtat/Douau.

En jouant avec cette dualité glace/feu, clown Auguste, clown/blanc, ils nous emportent dans les délires d'Antoine qui n'est pas aussi innocent qu'il paraît malgré l'ennui abyssal qui l'habite, et Sansan, jeune femme qui se révèle bien moins superficielle qu'il n'y parait.

La mise en scène n'abuse pas d'effets inutiles, le décor est simple mais signifiant, la scénographie est au service des personnages autant que de l'intrigue. Chaque année l'ensemble se bonifie et gagne en acuité. Car la compagnie du nouveau monde n'attend pas que le public vienne à elle, et propose avec chacun de ses spectacles un art à la fois modeste et ambitieux, en nous invitant à entrer dans des pièces accessibles mais profondes.  "Meilleurs vœux" est une pièce qui fait un écrin à Nathalie Comtat, une comédienne polymorphe qui passe du rire aux larmes comme si sa vie en dépendait. Le rôle d'Antoine, en contrepoint, se révèle peu à peu comme "un caillou dans la chaussure" de Sansan. Au fur à mesure que l'on découvre les failles et petites mesquineries d'Antoine, on découvre aussi la grandeur de Sansan, sa pudeur. Olivier Douau joue parfaitement ce petit diablotin du destin qui se dévoile en artisan démiurge sans perdre sa bouille attendrissante... Tout en laissant à sa partenaire la place principale dans ce turbulent tango de comédiens, il s'immisce en tissant un personnage ambigu comme on peut l'être tous dès qu'il s'agit d'obtenir quelque chose que l'on désire ardemment. Il est le porteur d'humour noir, elle est la porteuse d'une flamme que le champagne va transformer en incendie le temps d'une soirée...

Rendez-vous l'année prochaine.....si tout va bien !


Crédit photo : La compagnie du nouveau monde et partenaires



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